Decolonial Translation Group

 

 

"Bien Vivre", un concept de la pensée décoloniale indigène en Amérique latine

Par Cecilia Bizerra

 

 

Cecilia Bizerra est une militante brésilienne active dans le Forum social mondial. Nous publions la traduction en français d’un article écrit par ses soins après le Forum social mondial qui s’est tenu en janvier 2009 dans la ville de Belem, dans l’Amazonie brésilienne. Ce qui a caractérisé cette édition du Forum social mondial, c’est l’incorporation inédite, systématique et organisée d’intellectuels ainsi que de mouvements indigènes de toutes les Amériques. Cet essai nous a parut intéressant en tant qu’introduction simple et accessible du concept complexe et difficile de “bien-vivre” (buen vivir), qui a son origine dans les cosmologies aymara et quechua. Ce concept important a inspiré les changements constitutionnels décoloniaux en Equateur et en Bolivie effectués ces deux dernières années. L’idée de “Buen Vivir” donne aussi des pistes pour la création de sociétés plurinationales ou interculturelles (ce qui est différent de société multiculturelle).

 

Peut-être parce que je suis brésilienne, la première fois que j’ai entendu l’expression “Bien Vivre”, j’ai pensé immédiatement à “Buena vida”, qui dans notre pays signifie de manière péjorative vie facile, tranquille et sans préoccupation d’aucune sorte. Pas besoin de travailler ; beaucoup de d’oisiveté et de luxe avec une conscience politique nulle.

 

Je me trompais complètement. Bien Vivre ne signifie rien de tout cela. Au contraire, Bien Vivre est - pour les peuples indigènes de la région des Andes, et particulièrement le peuple Aymara - un principe solide qui signifie vivre en harmonie et en équilibre entre les hommes et les femmes, entre les communautés, et surtout entre les êtres humains et la nature, dont ils font partie. La pratique de ce concept implique naturellement de savoir vivre en communauté, d’atteindre des conditions minimales d’égalité, d’éliminer le préjugé et l’exploitation et de respecter la nature en préservant son équilibre.

 

A l’aune de ces principes, la culture dans laquelle nous sommes immergés n’a rien du bien vivre. Nous sommes en déséquilibre total entre nous-mêmes et vis-à-vis de la nature quand nous achetons plus que de besoin, quand nous exploitons la terre, l’eau et les personnes elles-mêmes sans remords ; quand nous recherchons une richesse exorbitante, qui la plupart du temps ne bénéficie qu’à une personne ou à un groupe très restreint.

 

Les technologies avancent et le confort progresse chaque jour, mais pour peu de monde. Pour la majorité, c’est la pauvreté qui avance et l’exploitation, les préjugés, la compétition et l’individualisme qui augmentent. C’est la logique du système dans lequel nous vivons. Vraiment, nous ne sommes pas dans le Bien Vivre.

 

D’un autre côté, les journaux nous parlent à tout moment de l’état de la crise financière mondiale, de la chute du dollar, du marché des valeurs où se négocient des richesses qui n’existent même pas, du réchauffement climatique, du risque de manquer d’eau... Enfin, on nous annonce continuellement l’échec du système.

 

Dans cette situation, il est ironique d’entendre que les indigènes sont des êtres sauvages avec un mode de vie arriéré et primitif. Comment cela, s’ils ont toujours su vivre en communauté, produire ce qui est nécessaire à leur consommation, vivre avec la nature et leurs semblables, s’alimenter de fruits, de légumes et d’autres végétaux et connaître comme personne les secrets de la nature et de la médecine naturelle ? De plus, ils vivent en Amérique depuis des milliers d’années de manière durable - sans en connaître le concept-, bien avant la « découverte ». Est-ce cela, être un sauvage ?

 

A la neuvième édition du Forum Social Mondial, qui a récemment eu lieu au cœur de l’Amazonie brésilienne, dans la ville de Belém do Pará, on a défendu le concept du Bien Vivre. Ceux qui étaient au Forum ont été marqués par la participation des indigènes. Et pas seulement par les rituels, les musiques, les tatouages sur le corps ou leurs vêtements colorés, mais aussi par la cohérence de leur discours et leur courage pour défendre ce en quoi ils croient : le Bien Vivre.

 

Sumac kawsay ou Bien Vivre est déjà un concept incorporé au débat de l’Assemblée Constituante de l’Equateur. Le Bien Vivre est garanti dans la nouvelle constitution bolivienne, approuvée récemment par référendum. Le Bien Vivre a été la marque spécifique de ce Forum Social Mondial. Souhaitons qu’il soit aussi le début d’un nouveau monde possible.

 

Traduction française pour le PIR Angélica Montes.

 

 

 

L'article original a été publié sur le site Internet du Forum Social Mundial le 6 février 2009.